NATASHA WELESKAIA
Artiste peintre
Paul Gauguin, Nevermore, 1897, huile sur toile, 60,5 x 116 cm, Courtaud Institute, Londres
Le titre de ce tableau Nevermore est une référence au poème d’Edgar Allan Poe, The Raven, que Mallarmé récita au café Voltaire pour le départ de Gauguin. Par une nuit lugubre, le poète veille Leonore, la femme aimée, à jamais perdue. Le messager du diable, un corbeau majestueux, l’empêche d’adorer une dernière fois l’image de son idéal féminin, et répond en leitmotiv aux questions du poète l’unique mot : « nevermore ». Cette femme, c’est une jeune polynésienne, Pahura, compagne alors de Gauguin, allongée nue sur un lit à motifs floraux, la joue soutenue par sa main, l’expression boudeuse, le regard en biais, ni absente ni présente. La courbe exagérée de ses hanches reprend la forme de la tête de lit et des arabesques décoratives en arrière-plan, que vient rompre le décor structuré en verticales du mur. Les motifs végétaux stylisés qui envahissent le paravent, le mur, le chevet, le couvre-lit frontal, se répandant même dans les vêtements des deux personnages, participent du symbolisme de Gauguin, tout en faisant référence au mouvement Art nouveau en vogue en Europe à cette époque.
Notre Vénus est moins effrontée que l’Olympia de Manet qui nous défie du regard. Lascive, elle, semble nous éviter, pour mieux se concentrer sur la conversation chuchotée des deux personnages du fond, sorte de conciliabule secret. Gauguin aime les citations. On pense aux deux servantes de la Vénus d’Urbino du Titien, qui se livrent à quelque déballage d’un coffre à habits tandis que leur maîtresse tourne le dos. Mais il y a rupture de forme. Les personnages n’indiquent pas de profondeur. Gauguin joue avec la juxtaposition des aplats, dans un cloisonnisme adouci par la langueur qui se dégage de l’œuvre. Pas de point de fuite du regard. La vahiné s’offre à nous, elle sort presque du cadre, elle flotte à la surface de la toile, se détachant du décor japonisant dont les ornements végétaux s’enchevêtrent pour se confondre et accentuer encore la planéité. Cette Eve primitive suscite la convoitise en même temps que la crainte d’une perte irrémédiable. Le regard respire seulement par la lumière du ciel bleu qui perce derrière le paravent/porte fenêtre. Dans la lignée des Symbolistes, la couleur verdâtre de la Vénus évoque la chair en putréfaction, la Charogne des Fleurs du mal, la bile noire à l’œuvre dans son corps. Il y a du spleen baudelairien dans Nevermore, comme il y a des correspondances entre lignes, couleurs et musique. Qui sont les deux personnages, des visiteurs innocents ou mal intentionnés, des esprits malveillants ? La présence du corbeau, oiseau du malheur, jadis blanc avant d’être puni par Apollon pour avoir délivré un message d’infidélité dans Les Métamorphoses d’Ovide, est dans le poème d’Edgar Allan Poe le messager de l’au-delà ; il ne connait qu’un seul mot « Nevermore » et vient probablement enlever l’âme de la défunte, tout en laissant le poète fou de désespoir. Ici, il veille sur l’ennui de la jeune femme, qui oppresse son âme. Le corbeau, c’est aussi la conscience douloureuse du peintre, qui confère à la toile une mélancolie profonde. Gauguin affirma qu’il avait l’intention de représenter un simple nu, « une certaine luxure sauvage d’un âge révolu ». Mais la menace plane sur le paradis perdu, révélant peut-être l'état d'esprit de Gauguin qui songe au suicide alors qu’il vient de perdre sa fille préférée Aline et l’enfant qu’il a eu avec Pahura. Une toile précédente intitulée Manao Tupapau (L’esprit veille) annonce déjà « l’harmonie générale sombre, triste, effrayante, sonnant comme le glas funèbre », où la mort veille la maja desnuda sous la forme d’un homme vêtu de noir en arrière-plan, dans la tradition maorie des tupapaus, esprits qu’eux seuls perçoivent. Gauguin revisite l’histoire de l’art comme il revisite les mythes tahitiens.
« Je pars pour être tranquille, pour être débarrassé de l’influence de la civilisation »
L’œuvre exotique est une course en avant, de la Guadeloupe aux îles Marquises, pour trouver l’Eden terrestre. Mais la mélancolie est toujours là. L’Eden a un goût de mort du sacré, et l’œuvre tahitienne n’a de cesse de conjurer cette perte. Adepte du syncrétisme religieux - il s’initie à la théosophie - Gauguin est de culture chrétienne, et s’il rejette l’Eglise comme institution, et les pratiques des missionnaires, son langage est empreint de références à la tradition chrétienne, au Christ, à la Vierge à l’enfant, au paradis... Pour faire revivre les mythes tahitiens, las du constat que la colonisation a éradiqué toute spiritualité locale, Gauguin va retourner aux écrits, principalement au livre de Jacque Antoine Moerenhout Voyages aux îles du Grand Océan, qui conclut à une source venue de l’Orient indo-javanais. De là le syncrétisme plastique autant que religieux, les traits et les poses de ses femmes étant souvent inspirées des frises bouddhiques de Borobudur, expression de l’universalité de l’humanité qu’il avait espéré retrouver dans l’expérience primitive de Polynésie. Il n’est pas étonnant qu’il ait été la figure tutélaire des Nabis, férus d’ésotérisme, et qui prônaient le retour aux l’origines.
« Le droit de tout oser »
Cette œuvre annonce la simplification, l’économie du dessin et de la couleur, mais aussi la réflexion métaphysique de sa grande peinture murale « D’où venons-nous ? Qui sommes-nous ? Où allons-nous ? » de 1898. La querelle de la couleur oppose alors les partisans des théories scientifiques sur la perception de la couleur, menées par Michel-Eugène Chevreul - impressionnistes, pointillistes - aux partisans de l’interprétation spirituelle de la couleur, qui doit toucher l’âme et non les yeux. C’est à cette catégorie que Gauguin appartient. Il a l’intuition, tel un alchimiste, que la quête spirituelle passe par la matière, et que l’art est une révélation. De là au Nu (noir et or) de Matisse de 1908, il y a une filiation naturelle, de même que les couleurs arbitraires - les arbres rouges - le cerne noir qui cloisonne et la richesse décorative, annoncent les odalisques matissiennes trente ans plus tard. La pastorale et le primitivisme seront une source d’inspiration de nombreux mouvements du XXème siècle comme les Fauves, Die Brücke, Der Blaue Reiter, les surréalistes, et Picasso pour ne citer que ceux-là.