NATASHA WELESKAIA
Artiste peintre
Piet Mondrian, New York City, 1942, huile sur toile, 119,3 x 114,2 cm, Musée National d’Art Moderne de Paris
« Je construis des lignes et des combinaisons de couleurs sur des surfaces planes afin d’exprimer, avec la plus grande conscience, la beauté générale. »
Pour Mondrian, il ne s’agit pas de représenter la réalité, mais un ordre transcendant du monde. Dans les années 1910, il avait renoncé au cubisme pour aller vers toujours plus d’épure dans une logique quasi mathématique, et conserver uniquement les lignes verticales et horizontales afin de « donner à voir les formes organisatrices du monde ». De même les couleurs pures, rouge, bleu, jaune, et les non-couleurs, noir, blanc et gris sont les seules utilisées. Il théorise alors son vocabulaire plastique sous le terme de « néoplasticisme ». L’angle droit en serait la clé de voûte, matérialisant les complémentarités essentielles à l’origine de la vie : masculin / féminin, extérieur/intérieur… « La positivité et la négativité sont causes de toute action. Elles sont causes du mouvement éternel, vertigineux, et des changements successifs. Elles expliquent l’impossibilité du bonheur dans le temps. L’union de la positivité et la négativité, c’est le bonheur. »
Cette toile clôt le parcours de l’exposition de 2011 Mondrian / de Stijl au Centre Georges Pompidou. Elle annonce une renaissance dans l’œuvre de Mondrian, un nouveau départ qui correspond à son arrivée aux Etats Unis en 1940. Elle appartient à une série de quatre toiles inspirées par New-York, mais est la seule achevée. D’un format quasiment carré, New York City est caractéristique des recherches formelles menées par Mondrian à cette époque vers une peinture plus concrète et moins mentale. En effet, la grille est toujours présente ici, mais elle est constituée d’un tressage de ban des de papier colorées superposées sur la toile, constituant un tramage tactile, en relief. Les différences de couleurs et de disposition des lignes croisées reprennent la dialectique néoplasticiste prônée par le mouvement De Stijl fondé par Theo van Doesburg, favorable à l’abstraction pure et auquel Mondrian contribue, en créant une harmonie à partir de l'opposition des contraires.
La ville debout, vivante
Mondrian découvre l’importance de l’architecture de New-York, du monde vu du ciel, de la hauteur des gratte-ciels et du découpage des rues à angle droit. A l’instar de l’organisation spatiale de la ville - quadrillage des rues et verticalité des édifices - le tableau repose sur le système binaire horizontal/vertical, dessus/dessous ; la largeur des lignes des trois grilles peintes correspond à l’épaisseur du châssis, ce qui contribue à créer un effet de planéité. La superposition des tressages nécessite que l’œil fasse le point, créant un effet de flottement qui n’est pas sans rappeler le rythme trépidant de la vie New-yorkaise, son flux incessant. L’illusion optique issue de la répétition des lignes, avec une concentration plus étroite à droite amenant toujours la notion de déséquilibre (l’élimination du centre, et de la hiérarchie qu’il instaure, est la tâche principale du peintre abstrait selon Mondrian), casse la monotonie et le calme qui pouvaient émaner des toiles précédentes de Mondrian. Les croisements et contrastes de couleurs vives, le jaune évoquant l’éclairage électrique new yorkais, ou encore les files de taxis, les rouges et bleus, les néons et enseignes lumineuses de Times Square, insufflent un dynamisme à la toile, la cadence syncopée du boogie-woogie. Mondrian aimait la danse et le jazz - deux de ses tableaux de 1920 sont déjà intitulés Fox Trot A et B – et fréquentait Broadway dont il a retranscrit le mouvement pulsatoire, la nuit surtout, dans Broadway Boogie woogie, conservé au MOMA.
L’arrivée sur le nouveau continent marque un tournant plus fort qu’il n’y parait dans l’œuvre du peintre de l’abstraction radicale. Avec la disparition de la grille noire néoplastique, Mondrian rompt avec la statique caractéristique des productions parisiennes. Sa construction est cinétique : les couleurs s’imposent par leur valeur : les trames ont un ordre d’apparition : d’abord le jaune, qui a la propriété physique de se rapprocher de nous, couleur irradiante au premier plan, placée au-dessus des deux autres, comme un élément prépondérant ; le jaune passe sur le rouge ; ou plutôt l’interrompt ; et parfois, pour briser ce rythme, le rouge passe sur le jaune comme dans le tiers inférieur gauche de la composition. La toile, dont le format est exceptionnellement grand chez Mondrian, travaillée à plat, est redressée ensuite. C’est une « nouvelle énergie » semblable celle qui saisit Fernand Léger au même moment lors de son arrivée à New-York. La puissance vibratoire de l’espace all over tient dans sa densité mais surtout sa lumière : l’atmosphère est joyeuse et vivante, contrairement aux barreaux noirs enfermants. Elle fait écho à la libération intérieure qu’a dû ressentir Mondrian après avoir quitté une Europe frappée par la guerre. La communauté des peintres européens en exil ajoute à l’effervescence de cette période.
Mondrian n‘a cessé de concevoir ses œuvres de façon organique, en lien avec les arbres de sa période figurative, comme équilibre dynamique, système de forces. Son art entretient en réalité des liens étroits avec le vivant ; comment croire que les fleurs dessinées chaque matin, pour des raisons alimentaires certes, aient mené une existence parallèle à son œuvre abstraite ? Ses lignes, mises en harmonie et en rythme, ne sont le fruit ni du hasard, ni du calcul, mais de l’intuition, dans un rejet permanent de l’ornemental. « Retrouver l’émotion du beau que donnent les fleurs » disait-il.
Le système radical de Mondrian fera des émules chez les peintres abstraits de la seconde moitié du XXème siècle. Du zip de Barnett Newman aux signes noirs sur fond blanc de l’artiste minimaliste Frank Stella - l’œuvre Mas o menos est un hommage direct aux plus et aux moins des compositions du milieu des années 1910 - en passant par les coulées colorées de Morris Louis, ou encore les travaux de François Morellet (Tirets 0°-90°) et du groupe Supports/Surfaces…