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Pierre Bonnard, La salle à manger à la campagne, 1913, huile sur toile, 164x205cm,
The Minneapolis Institute of arts

Pierre Bonnard, ce « nabi très japonard », le peintre des petits bonheurs, nous livre depuis « Ma Roulotte », la maison qu’il vient d’acquérir à Vernonnet en Normandie, une vision en apparence idyllique de la félicité domestique. Sa peinture est un arrêt du temps. Sous la confusion des couleurs, la confusion de sentiments plus complexes qu’il n’y parait…

« Qu’on sente que le peintre était là »

Bonnard peint de mémoire. S’il peint son jardin, c’est au retour de la promenade quotidienne, dans son atelier, que l’alchimie se fait. Vers 1912-1913, il se détourne des impressionnistes pour revenir à la forme, au dessin, à la composition ; et à un point de vue où l’ego a toujours un rôle à jouer. Il ne cherche pas à chasser sa présence mais à peindre l’intime subjectivité qui en découle. Bonnard s’est rarement représenté dans ses toiles, mais comme Proust, il a peint l’être. Dans ces scènes d’intérieur, il reconstruit de mémoire les circonstances exactes du moment révolu. La topographie des lieux est toujours juste, fidèle ici à l’intérieur de « Ma Roulotte » ; tel un des instantanés photographiques qu’affectionne particulièrement le peintre dès les années 1890.

Le choc de la sensation et de la mémoire

Bonnard montre ce qu’on voit quand on pénètre soudain dans une pièce : tout et en même temps rien. A première vue, le format monumental du tableau, fortement architecturé en verticales et diagonales, jure avec la nature même d’une scène d’intérieur. Le propos n’est pas directement accessible, mais les composantes se dévoilent peu à peu. D’abord, la table au premier plan, excentrée, à la nappe d’une couleur indicible, laiteuse et nacrée, qui tombe de façon abrupte en faisant ressortir la nature morte comme surexposée. Torsion potentielle de l'espace stabilisée par le dessin plat des bols dont le rayonnement pourrait s’interpréter comme une source de lumière.

Puis le contact se fait, à la périphérie de la vision, avec l’unique personnage, Marthe la compagne de toute une vie jusqu’à la réclusion. Accoudée à la fenêtre depuis le jardin, le visage dans l’ombre, son coude la place aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur, le rouge de sa robe faisant écho au mur. Elle est le point de jonction entre le dedans et le dehors, elle nous invite à sortir, mais semble tournée vers l‘intérieur, l’intérieur de sa maison, l’intérieur d’elle-même. Marthe à contre-jour, présence fantomatique aux traits indéchiffrables, au regard vide, à l’attitude grave et hiératique, Marthe plus malade qu’aliénée en réalité, que Bonnard peindra éternellement jeune, même après sa mort.

Difficile de dire ce que contemple Marthe, peut-être l’un des deux chats de la salle à manger, invités improbables d’un festin de sardines. Les formes vivantes sont comme absorbées par l’univers chaleureux domestique, le petit animal blanc se confond avec la chaise, la tête de Marthe en aplat comme une prêtresse dans l’accomplissement des mystères de son compagnon félin, fait le lien entre un intérieur douillet et un extérieur qui se donne des airs de paradis terrestre à la Gauguin, les tropiques en Normandie. Chez Bonnard, la nature est toujours remodelée, pliée à sa volonté, idéalisée. Nous ne remarquons que plus tard le petit personnage cueillant des fleurs visibles par-delà la porte grande ouverte, comme une charmante vision. Le bonheur est dehors, le mur chamarré fait le lien avec l’univers familier rassurant, ordonné, routinier, et se noie dans le paysage. A mesure que le regard se concentre, les surfaces qui vues de loin semblaient être unies apparaissent comme une mosaïque décorative, mouchetée, morcelée et complexe. Miroitement de roses, de doux violets et de jaunes entremêlés, passages subtils et sans heurts entre les touches de vert et d’orangé, les coups de brosses et les fondus des textures, tels les papiers argentés d’emballage de bonbons dont le peintre recouvrira les murs de son atelier du Bosquet ; la couleur dit le bois, le verre, le feuillage, l’air et l‘étoffe dans un même langage. La végétation envahit l’univers intime, la porte-fenêtre ouverte ne suffit pas, il faut aussi que la fenêtre béante nous plonge sur le jardin, ou plonge Marthe dans la salle à manger. Point d’équilibre instable, à l’image des relations du couple dans ce huis-clos. Le chat à table pourrait griffer pour une sardine. Le pressentiment du conflit est plus fort que le conflit lui-même. En attendant cette faune prétendument domestique occupe le premier plan et règne, indifférente aux hommes et à leur existence sentimentale.

 

L’abolition de la distinction entre les objets et le moi

Bonnard peint l’intensification soudaine de l’expérience, la révélation du moment, dans un double mouvement vers l’extérieur, la scène que l’on perçoit comme si c’était la première fois, mais aussi vers l’intérieur, dans une « accession à soi-même ». Et Marthe devient motif décoratif, comme le personnage de La desserte, harmonie rouge peinte par Matisse quatre ans auparavant. Les deux artistes connaissent se fréquentent et questionnent tous deux l’abandon de la perspective, le sens de la couleur, sans franchir le pas de l’abstraction. Le sujet n’est pas ce qui compte, mais la manière de le traiter. Bonnard ne peint pas l’anecdote, et si Marthe est la figure indistincte et irréelle que l’on cherche à deviner dans chacune des toiles du peintre, la présence véritable est toujours celle du peintre, ce que les critiques allemands des années 1920 baptisèrent le « Selbstkunst » - l’art de soi.

Quel est le secret de la réclusion volontaire avec Marthe durant presque 50 ans ? Bonnard nous invite à nous arracher à l‘étroitesse de notre vision ordinaire en la sublimant par une extrême subjectivité, et nous donne à contempler la beauté de notre espace intérieur.

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