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Serge Poliakoff, Composition abstraite, 1950, huile sur bois 130 x 97 cm, Musée Solomon R Guggenheim, New York

Apparenté à la seconde Ecole de Paris (Bazaine, Estève, Manessier, Lanskoy, de Staël, Hartung…) et sa colonie russe exilée, qui de fait regroupe après-guerre les différents courants non figuratifs de l’époque en réaction notamment à la lourdeur du constructivisme géométrique, Serge Poliakoff développe une pratique totalement abstraite jusqu’à la fin de sa vie, la renouvelant légèrement. Quand bien même, « si ma vie était trois fois plus longue, elle n’aurait pas suffi à dire tout ce que je vois ». Derrière une apparente simplicité, son œuvre offre une abondance de vibrations optiques, tactiles, émotionnelles permettant le dialogue avec le spectateur, ce qui est l’objet même des artistes de l’abstraction.

Dans cette œuvre de 1950, les surfaces chromatiques se développent depuis les bords et les coins du tableau pour venir se télescoper au centre, non sans rappeler qu’en Russie, les icônes sont placées dans un coin de la pièce, et rayonnent sur toute la maison. Les tons chauds contrastent ici avec la structure rigide et froide du motif central, contraste accentué par la dualité du blanc et du bleu-noir, qui tel le Ying et le Yang, se mélangent sans se salir. Ce noyau dur est porté par l’intrusion de la forme rouge incandescente, qui semble sceller le motif. Cette apparition crée une brèche inattendue dans la composition et focalise le regard. L’émergence de la forme centrale, elle-même scindée en deux, constitue la quintessence épurée de la toile.
On distingue les structures linéaires témoins de la recherche formelle du peintre, moins visibles toutefois que dans ses œuvres de jeunesse. Les associations des rouges et orangés énergiques, de l’outremer et du blanc éclatants, stimulent nos sens. La confrontation des couleurs se fait surtout par les arêtes vives et rappelle la taille directe des sculpteurs. L’emboîtement des différentes formes de couleurs asymétriques, tel un kaléidoscope ou une mosaïque, devient alors le véritable thème du tableau. Les angles sont parfois si tranchants qu’on les croirait découpés aux ciseaux, non sans rappeler les papiers gouachés découpés que Matisse commence à pratiquer dans les années 1940 à Nice, Jazz notamment. La musique est d’ailleurs très présente chez Poliakoff le virtuose, qui connaissait bien les gammes chromatiques, la coloration des accords parfaits, dans un langage synesthétique qui parlait aussi à d’autres peintres d’Europe centrale comme Kupka ou Kandinsky. Ses aplats sonnent fort.

« La nature m’ennuie »

Les compositions de Poliakoff relèvent d’une géométrie invisible. Les formes plastiques définies, parentes entre elles, existent dans la nature, elles sont l’œuvre du temps ; toutes doivent se retrouver dans le tableau, dont la composition est le fruit d’une longue réflexion d’architecte. Construit le plus souvent selon le nombre d’or, sa qualité mathématique participe de l’appréhension particulière que l’on en a. Son principe est une forme centrale qui tient la composition comme une clé de voûte, et la juxtaposition d’aplats qui en fonction de leur chromatisme et de leur placement dans le tableau, créent une atmosphère plus ou moins sereine. Mais à la différence des constructivistes, aucun de ces polygones n’est statique : toutes ces formes sont légèrement courbées, comme en oscillation. « Les balances et les proportions ne se trouvent pas en dehors de l’artiste, mais en lui-même », c’est la fameuse Nécessité Intérieure dont parle Kandinsky. Dans une forme doivent se trouver plusieurs formes et dans plusieurs formes doit se retrouver une seule forme : ce que poursuit Poliakoff, c’est l’infini dans le fini des parties qui s’interpénètrent ou s’opposent dans les couleurs, telles les cellules d’un organisme vivant. Son ambition artistique est de parvenir à un accord harmonieux entre les couleurs utilisées et les formes créées.

Ce n’est pas le geste qui prévaut chez lui, comme chez les expressionnistes abstraits de la même époque, mais la réminiscence d’une forme picturale traditionnelle : le champ de la toile n’est pas le lieu d’une action picturale, mais d’une intensité statique qui s’apparente davantage à la notion de sublime. L’utilisation de la couleur est avant tout émotionnelle. Ses racines sont plus à chercher dans le primitivisme byzantin - Poliakoff vécut à Constantinople après avoir quitté la Russie impériale - que dans le all over des grands formats américains. Cela implique la question de l’image en tant que telle, traitée comme quelque chose disposant d’une vie propre, souveraine, dont le peintre ne peut pas disposer, mais qu’il peut agencer. L’œuvre sensorielle de Poliakoff est avant tout une présence. L’icône est définie par la puissance rayonnante de la couleur-matière. Les couleurs sont moins voulues que révélées, elles tiennent de la découverte.

« Il ne faut pas oublier que chaque forme a deux couleurs : l’une intérieure, l’autre extérieure. »

La couleur exerce une influence directe sur l’âme. L’anecdote veut qu’en visite au British Museum, Poliakoff gratta la couche superficielle d’un sarcophage à l’insu du gardien, et s’aperçut que sous une teinte, il y en avait d’autres, totalement différentes, dont la superposition conférait à l’objet son aura particulière. En appliquant cette technique à ses propres œuvres, il fait émerger des transparences et une luminosité qui ne se révèlent que peu à peu. Pas de couleurs en tube, juste pour berner les visiteurs de l’atelier, mais des pigments naturels en poudre, bleu, jaune, vert, rouge, blanc, noir, broyés à l’eau ou à l’huile, éventuellement un peu de sable. Sa couleur est à l’opposé de celle d’un Rothko : elle ne se substitue pas au mur, elle s’y accroche comme un point essentiel de concentration.

Piqué au vif par le critique Estienne qui comparait ses toiles à des tapis de Boukhara ou de Samarcande, il adopte à partir de 1949 une quasi-monochromie. Vue de loin, la composition présente une quantité de formes géométriques assemblées dans une palette restreinte de rouge, orange, blanc et bleu ; mais si l’on se rapproche, on perçoit les vibrations de matières, les remous, raclures laissées par les violentes traces de couteaux, fourmillement de nuances, semblables à un microcosme vivant. La couleur devient indissociable de la forme et de sa valeur, clarté - obscurité du ton, chaleur qui rapproche le spectateur, froideur qui l’éloigne de la toile. Ce même mouvement est reproduit sur la toile entre les formes.

Par la différenciation des formes et des couleurs, Poliakoff voulait parvenir au « silence absolu », à l’immobilité statique propice à la méditation intime, la monumentalité, qui n’est pas une question de format mais d’articulation des formes à l’intérieur d’une composition pour parvenir à quelque chose de plus grand que nature.

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